Cheng (et Segalen) : la dégustation de la beauté
En relisant le précédent article consacré au livre de François Cheng "L'un vers l'autre", je m'aperçois que j'ai malencontreusement déformé l'orthographe de son nom en ajoutant systématiquement un "T" en initiale. Si par aventure il découvrait ces lignes, j'espère qu'il ne m'en voudra pas; et je lui prie d'accepter mes plus humbles excuses.
Cette erreur de ma part (felix culpa !) me donne l'occasion d'ajouter quelques lignes à propos d'un autre ouvrage de ce chantre de la beauté qu'est François Cheng. Tout à la fois poète, traducteur, romancier, calligraphe, François Cheng s'est beaucoup intéressé à la poésie et à l'art en Chine, spécialement la peinture; on lui doit des ouvrages illustrés considérés désormais comme des classiques. J'ai particulièrement aimé celui-ci :
D'où jaillit le chant : la voie des oiseaux et des fleurs dans la tradition des Song, éd. Phébus, 2000
Dans la Chine ancienne, dès l'époque des Tang (618-907), à côté de la peinture de paysage (dite aussi de Montagne-et-Eau) s'est développé une peinture de Fleurs-et-Oiseaux. La première cherche à atteindre l'unité première "là où les forces contraires qui partagent la Terre semblent se fondre dans une indistinction dynamique- la brume et l'horizon vide figurant ce lieu central de transformation et de réconciliation où le regard est convié en quelque sorte à s'évader hors de la prison des apparences". La seconde cherche à atteindre le même but "par un processus inverse : par la concentration du regard sur le coeur vivant des choses. Si évasion il y a, c'est cette fois vers le dedans". Cette tradition picturale connut son âge d'or à l'époque des Song (960-1279) et son plus grand défenseur en la personne d'un empereur peintre et poète, Hui-zong, qui régna au début du XIIe siècle.
"La peinture est ici envisagée comme un acte de retrouvailles. Re-trouvailles avec ce que nous avons toujours, depuis la plus lointaine enfance, connu et pressenti. Avec tout ce qui se cache derrière l'écran des saisons et des feuillages : parfums, saveurs, murmures. Car la vérité du monde visible, présente toute entière dans chaque être, en chaque objet, est à la fois lumière et musique -rythme tendu vers la primordiale Harmonie. Dès lors, l'univers vivant, losque nous prenons conscience de cela à l'heure de contempler ses plus fragiles manifestations sous la caresse d'un pinceau sensible, se révèle à nous comme un infini chant jailli de l'âme." (p. 6)
Après un aperçu historique, François Cheng commente une centaine des plus belles peintures réalisées depuis le Xe siècle. Outre le commentaire, chaque peinture est accompagnée d'un bref poème d'un poète de la Chine ancienne ou de François Cheng lui-même. Et c'est un bonheur de se laisser guider par son regard pénétrant et ses mots qui ouvrent un espace de pure contemplation.
Hui-Zong Faisan doré parmi les fleurs d'automne
Le texte calligrafié en marge du tableau "souligne les Cinq Vertus cultivées par l'oiseau coiffé d'or : Bienveillance, Rectitude, Mesure, Intelligence, Sincérité. Rêve d'un monde dont chaque élément serait un concentré de la Beauté -une beauté qui aurait la sagesse de ne pas s'arrêter à l'apparence."
Un tableau intitulé "Litchis bientôt mûrs", donne l'occasion à François Cheng de croiser à nouveau le regard de Segalen :
Sur une même branche : fruits encore verts, fruits bientôt venus à maturité.... et déjà un fruit mur à point, qui révèle au regard son intimité - pulpe et noyau, l'autre côté du visible. On sent tout le plaisir qu'il [l'artiste] a pris à faire cohabiter sur une même surface l'avers et le revers des feuilles, ces deux moitiés du monde...
Besoin de donner à voir ce qui est autre, ce qui est l'Autre, histoire de nous soustraire, le temps d'une brève vision, à la dictature fallacieuse de l'identité.
Segalen observe qu'en Chine, à l'école des vieux maîtres, on se met naturellement "à la recherche de quelque chose qui n'est pas soi-même" : comme si l'on avait le soupçon que l'individualité qui nous désigne n'était qu'une des faces - la plus facilement perceptible - de ce qui est. D'où son besoin d'explorer, par-delà l'écran des formes trop évidentes, des formes "lourdes", toute la "puissance du divers" : seule façon peut-être d'extraire la totale saveur des choses. Et l'accès, bientôt, à ce qu'il appelle une vision "ivre" de l'univers. " D'une part la pénétration à travers les choses lourdes et la faculté d'en voir à la fois l'avers et le revers; d'autre part la dégustation ineffable de la beauté dans les apparences fuyantes." (p.64)
Vers la fin de l'ouvrage, à côté d'un tableau de Ren Xiong (1820-1857) : De l'autre côté du rideau, François Cheng nous livre un de ses poèmes :
Soleil hors du rideau ?
Averse hors du rideau ?
Qu'importe le temps qu'il fait
Si vain est le réveil.
Après longues nuits d'attente,
Surprise d'être encore là
A supporter beauté,
A supporter désir,
Laissant hors du rideau
La pie ou le corbeau
Percer l'humain secret.
Et le poète conclut son commentaire par ces mots :
Seuls ceux qui auront su rêver le monde seront autorisés à l'étreindre.
Cette erreur de ma part (felix culpa !) me donne l'occasion d'ajouter quelques lignes à propos d'un autre ouvrage de ce chantre de la beauté qu'est François Cheng. Tout à la fois poète, traducteur, romancier, calligraphe, François Cheng s'est beaucoup intéressé à la poésie et à l'art en Chine, spécialement la peinture; on lui doit des ouvrages illustrés considérés désormais comme des classiques. J'ai particulièrement aimé celui-ci :
D'où jaillit le chant : la voie des oiseaux et des fleurs dans la tradition des Song, éd. Phébus, 2000
Dans la Chine ancienne, dès l'époque des Tang (618-907), à côté de la peinture de paysage (dite aussi de Montagne-et-Eau) s'est développé une peinture de Fleurs-et-Oiseaux. La première cherche à atteindre l'unité première "là où les forces contraires qui partagent la Terre semblent se fondre dans une indistinction dynamique- la brume et l'horizon vide figurant ce lieu central de transformation et de réconciliation où le regard est convié en quelque sorte à s'évader hors de la prison des apparences". La seconde cherche à atteindre le même but "par un processus inverse : par la concentration du regard sur le coeur vivant des choses. Si évasion il y a, c'est cette fois vers le dedans". Cette tradition picturale connut son âge d'or à l'époque des Song (960-1279) et son plus grand défenseur en la personne d'un empereur peintre et poète, Hui-zong, qui régna au début du XIIe siècle.
"La peinture est ici envisagée comme un acte de retrouvailles. Re-trouvailles avec ce que nous avons toujours, depuis la plus lointaine enfance, connu et pressenti. Avec tout ce qui se cache derrière l'écran des saisons et des feuillages : parfums, saveurs, murmures. Car la vérité du monde visible, présente toute entière dans chaque être, en chaque objet, est à la fois lumière et musique -rythme tendu vers la primordiale Harmonie. Dès lors, l'univers vivant, losque nous prenons conscience de cela à l'heure de contempler ses plus fragiles manifestations sous la caresse d'un pinceau sensible, se révèle à nous comme un infini chant jailli de l'âme." (p. 6)
Après un aperçu historique, François Cheng commente une centaine des plus belles peintures réalisées depuis le Xe siècle. Outre le commentaire, chaque peinture est accompagnée d'un bref poème d'un poète de la Chine ancienne ou de François Cheng lui-même. Et c'est un bonheur de se laisser guider par son regard pénétrant et ses mots qui ouvrent un espace de pure contemplation.
Hui-Zong Faisan doré parmi les fleurs d'automne
Le texte calligrafié en marge du tableau "souligne les Cinq Vertus cultivées par l'oiseau coiffé d'or : Bienveillance, Rectitude, Mesure, Intelligence, Sincérité. Rêve d'un monde dont chaque élément serait un concentré de la Beauté -une beauté qui aurait la sagesse de ne pas s'arrêter à l'apparence."
Un tableau intitulé "Litchis bientôt mûrs", donne l'occasion à François Cheng de croiser à nouveau le regard de Segalen :
Sur une même branche : fruits encore verts, fruits bientôt venus à maturité.... et déjà un fruit mur à point, qui révèle au regard son intimité - pulpe et noyau, l'autre côté du visible. On sent tout le plaisir qu'il [l'artiste] a pris à faire cohabiter sur une même surface l'avers et le revers des feuilles, ces deux moitiés du monde...
Besoin de donner à voir ce qui est autre, ce qui est l'Autre, histoire de nous soustraire, le temps d'une brève vision, à la dictature fallacieuse de l'identité.
Segalen observe qu'en Chine, à l'école des vieux maîtres, on se met naturellement "à la recherche de quelque chose qui n'est pas soi-même" : comme si l'on avait le soupçon que l'individualité qui nous désigne n'était qu'une des faces - la plus facilement perceptible - de ce qui est. D'où son besoin d'explorer, par-delà l'écran des formes trop évidentes, des formes "lourdes", toute la "puissance du divers" : seule façon peut-être d'extraire la totale saveur des choses. Et l'accès, bientôt, à ce qu'il appelle une vision "ivre" de l'univers. " D'une part la pénétration à travers les choses lourdes et la faculté d'en voir à la fois l'avers et le revers; d'autre part la dégustation ineffable de la beauté dans les apparences fuyantes." (p.64)
Vers la fin de l'ouvrage, à côté d'un tableau de Ren Xiong (1820-1857) : De l'autre côté du rideau, François Cheng nous livre un de ses poèmes :
Soleil hors du rideau ?
Averse hors du rideau ?
Qu'importe le temps qu'il fait
Si vain est le réveil.
Après longues nuits d'attente,
Surprise d'être encore là
A supporter beauté,
A supporter désir,
Laissant hors du rideau
La pie ou le corbeau
Percer l'humain secret.
Et le poète conclut son commentaire par ces mots :
Seuls ceux qui auront su rêver le monde seront autorisés à l'étreindre.