Autoportrait d’une femme « puissante » : Marie NDIAYE
Je l’avoue, je n’ai pas encore lu le livre qui fait parler de lui en cette rentrée littéraire (et qui est en tête des ventes!) : « Trois femmes puissantes » de Marie NDIAYE.
J’ai lu son interview dans Télérama n° 3110 du 22-28 août, et la vidéo d’entretien consacrée à son livre sur le site Mediapart.
Cette auteur, née d’une mère française et d’un père sénégalais, mère de famille, épouse de l’écrivain Jean-Yves Cendrey et sœur de l’historien et sociologue Pape Ndiaye vit aujourd’hui à Berlin. J’ai été séduit par sa personnalité empreinte de douceur et d’authenticité. Poussé par le désir d’en savoir plus, et en attendant d’avoir en main son dernier ouvrage, je me suis précipité sur son « Autoportrait en vert » paru en 2005 au Mercure de France.
Livre étonnant qui bouleverse les codes et les conventions de l’autobiographie. Le titre évoque plutôt celui d’un tableau de peintre, un peu à la manière de Velazquez dans les Menines, où l’artiste se met en scène en train de peindre la famille royale; on peut penser aussi à Raymond Depardon présent sur la photo qu’il est en train de prendre, par le biais du rétroviseur de la voiture où il se trouve.
De fait le livre de Marie N. joue sur plusieurs plans, avec un effet de mise en abyme, si bien qu’on ne sait plus ce qui relève de la fiction et ce qui relève de la réalité autobiographique, au travers d’une écriture subtile. Le livre est d’ailleurs jalonné de photographies anciennes en noir et blanc, « photos d’inconnus » dont la plupart proviennent d’une collection anonyme, et donc en rien autobiographiques !
La réalité est pourtant bien présente; Marie Ndiaye habitait alors un village de Gironde, dans cette région depuis toujours soumise aux crues de la Garonne. La Garonne, ce fleuve « d’essence féminine » est d’ailleurs un personnage à part entière du livre. L’attente angoissée d’une crue du fleuve en décembre 2003 sert de point de repère chronologique répété au long de la narration. S’intercalent au milieu plusieurs retours en arrière, parfois datés (2000, 2002, 2001) parfois non. Ces flash-back sont rythmés par l’apparition -disparition - réapparition d’une (ou plusieurs ?) mystérieuse « femme en vert » qui hante la narratrice en s’introduisant par effraction dans la trame de son existence. Cette figure est liée à « l’inquiétant souvenir d’une femme en vert » qui, à l ‘école maternelle, terrorisait les enfants : « Nul doute que j’ai été l’un de ces enfants transportés par la femme en vert le long d’un interminable couloir » (p. 15). Cette figure se diffracte en une multiplicité de personnages : une amie, une femme fantasque rencontrée par hasard, la femme qui a volé l’amour de jeunesse d’une autre, ou cette amie d’enfance qui a épousé le père de la narratrice… autant de « femmes en vert ». « Le vert ne saurait être fatalement la couleur de la méchanceté, mais qui peut nier que la méchanceté aime tout particulièrement s’orner de toutes sortes de verts ? » (p.16)
Finalement la dernière femme en vert se révèle être la propre mère de la narratrice. « Comme il est curieux , après qu’on a côtoyé sa propre mère pendant une quarantaine d’années, après qu’on s’est heurté à elle sur toutes sortes de questions mais le plus souvent et violemment au sujet de l’inertie, de la tristesse, de la mortelle pauvreté de son existence à elle dont il nous semblait, sans doute à tort, qu’elle enténébrait et dépersonnalisait la nôtre, comme il est curieux que cette femme qu’on ne supportait plus de connaître aussi bien tout d’un coup se métamorphose d’elle-même en femme verte et en devienne une des figures les plus troublantes, les plus étrangères. » (p. 63-64).
Après une tentative (ratée) de renouer les liens avec sa mère partie faire sa vie ailleurs, le constat sera amer : « Ma mère est une femme en vert, intouchable, décevante, métamorphosable à l’infini, très froide et sachant, par la volonté, devenir très belle, sachant aussi ne pas le désirer. Ma mère, Rocco et Bella, où en sont-ils à présent ? Je n’écrirai pas, eux non plus, jusqu’au jour où, peut-être, une lettre m’arrivera d’un lieu inconnu, accompagnée de photos d’inconnus qui se trouveront être mes proches à divers degrés - lettre dont, même si elle est signée « Maman », je contesterai l’authenticité, puis que j’enfouirai quelque part où elle ne sera pas dénichée. » (p. 72)
Derrière ces paroles un peu dures faut-il entendre l’écho d’un blessure d’enfance pas totalement refermée ? Blessure que l’auteur cherche peut-être à soigner dans l’écriture ? La violence, notamment celle qui se joue dans les relations familiales, n‘est-elle pas un thème très présent dans tous ses livres ?
« On croit savoir Marie Ndiaye peu portée aux confidences » relève le journaliste Thierry Cécille. Dans l’interview récemment accordée à Télérama, à la question posée : « Vous souvenez-vous de la première envie d’écrire ? » elle répond : « - Non je ne m’en souviens pas, c’est vraiment trop lointain, je dirais volontiers que j’ai cette envie depuis toujours. ». Un peu plus loin, au cours de l‘entretien, elle lève un coin de voile sur le climat familial de son enfance : « J'ai grandi dans la banlieue parisienne des années 70, un monde absolument conventionnel et homogène, disons la frange la plus populaire de la classe moyenne. La grande cité de Fresnes doit être aujourd'hui très différente, mais, à l'époque, il y a trente-cinq ans, nous formions, ma mère, mon frère et moi, un type de famille assez inhabituel. Nous étions les deux seuls enfants dont les parents étaient divorcés, ce qui paraît incroyable aujourd'hui. De plus, évidemment, notre père absent était africain. Tout cela fait que je me suis sentie sans doute, non pas étrangère, ce serait un mot trop fort, mais décalée. Différente. Et ce, bien plus que j'en avais conscience, car objectivement ce n'est pas quelque chose qui me gênait. J'étais une fillette très présente, très sociable, mais, sans que je me rende compte, j'ai dû ressentir cette impression de léger écart. »
Le ton irénique de cette description tranche quelque peu avec le portrait que, dans « Autoportrait en vert », la narratrice fait de sa mère… et de sa relation conflictuelle avec ses deux soeurs perdues dans leur appartement de banlieue et leur vie grise ? Au fait, ces deux sœurs »ont-elles une existence réelle ou fictive ? Ne font-elles pas partie de ces « femmes en vert », découpant en arrière-plan leur silhouette équivoque ?
« Il me faut, pour traverser calmement ces moments d’hébétude, d’ennui profond, de langueur désemparante, me rappeler qu’elles ornent mes pensées, ma vie souterraine, qu’elles sont là, à la fois être réels et figures littéraires sans lesquelles l’âpreté de l’existence me semble racler peau et chair jusqu’à l’os. »
C’est le propre des livres de Marie N. d’osciller sans cesse entre réalité et fiction, d’amener en douceur son lecteur à « décrocher » et à se retrouver dans une réalité « décalée », comme dans un flou photographique. Ce décrochage survient à plusieurs reprises dans le texte de son « Autoportrait ». Comme pour nous rappeler que la trame de nos vies est traversée de moments où nous nous sentons comme étrangers à notre propre existence. C’est quand la vie nous broie et nous déchire que nous éprouvons le plus intensément cette étrangeté. Nous flottons alors entre rêve et réalité. Au point que nous ne savons plus si c’est notre vie ou celle d’un autre. Comme dans un « flou »… Serait-ce le propre des adultes d’être voués au supplice de la perplexité ?
En fin de compte, nous en apprenons plus sur la vie de Marie Ndiaye dans son « Autoportrait en vert » que dans l’interwiew où elle parle de son enfance. Mais sans que l’on puisse percer son secret, cette part d’énigme qui l’habite et qui toujours nous échappe. Un peu comme cette chose noire, étrange, cette « forme sombre, mouvante, nerveuse » que les habitants du village ont cru voir dans la cour de l’école et qui se sauve sans que l’on sache vraiment de quoi il s’agit. Il n’y a que les enfants qui l’ont vraiment vue, mais sans être capables de la nommer :
« Les enfants me demandent si je l’ai vu, si je peux leur donner le nom de ce que j’ai vu. Ils tournent vers moi leurs petites figures ensorcelées. Certains ont l’air repus, fatigués, comme les lionceaux après le festin.
- Il faut rentrer à la maison, dis-je en frissonnant. Non, je ne sais pas comment ça s’appelle. Je crois, dis-je, que ça n’a pas de nom dans notre langue. »
Eprouver la fragilité de nos certitudes, assumer l’imprédictible de l’existence, affronter l’obscur, l’innommable et l‘indéchiffrable de notre monde…
Il y a, comme dans toute existence, une part d’énigme dans la vie de Marie Ndiaye, mais c’est sans doute ce qui fait de cette figure frêle et douce une « femme puissante » , si profondément humaine et attachante.
« Il y a plus de chemins et d’horizons dans le tremblement et la fragilité que dans la toute-force… Puissance est Relation. C‘est dire que toute-puissance se trouve du côté de la vie, des plénitudes de la beauté» (Edouard Glissant).
J’ai lu son interview dans Télérama n° 3110 du 22-28 août, et la vidéo d’entretien consacrée à son livre sur le site Mediapart.
Cette auteur, née d’une mère française et d’un père sénégalais, mère de famille, épouse de l’écrivain Jean-Yves Cendrey et sœur de l’historien et sociologue Pape Ndiaye vit aujourd’hui à Berlin. J’ai été séduit par sa personnalité empreinte de douceur et d’authenticité. Poussé par le désir d’en savoir plus, et en attendant d’avoir en main son dernier ouvrage, je me suis précipité sur son « Autoportrait en vert » paru en 2005 au Mercure de France.
Livre étonnant qui bouleverse les codes et les conventions de l’autobiographie. Le titre évoque plutôt celui d’un tableau de peintre, un peu à la manière de Velazquez dans les Menines, où l’artiste se met en scène en train de peindre la famille royale; on peut penser aussi à Raymond Depardon présent sur la photo qu’il est en train de prendre, par le biais du rétroviseur de la voiture où il se trouve.
De fait le livre de Marie N. joue sur plusieurs plans, avec un effet de mise en abyme, si bien qu’on ne sait plus ce qui relève de la fiction et ce qui relève de la réalité autobiographique, au travers d’une écriture subtile. Le livre est d’ailleurs jalonné de photographies anciennes en noir et blanc, « photos d’inconnus » dont la plupart proviennent d’une collection anonyme, et donc en rien autobiographiques !
La réalité est pourtant bien présente; Marie Ndiaye habitait alors un village de Gironde, dans cette région depuis toujours soumise aux crues de la Garonne. La Garonne, ce fleuve « d’essence féminine » est d’ailleurs un personnage à part entière du livre. L’attente angoissée d’une crue du fleuve en décembre 2003 sert de point de repère chronologique répété au long de la narration. S’intercalent au milieu plusieurs retours en arrière, parfois datés (2000, 2002, 2001) parfois non. Ces flash-back sont rythmés par l’apparition -disparition - réapparition d’une (ou plusieurs ?) mystérieuse « femme en vert » qui hante la narratrice en s’introduisant par effraction dans la trame de son existence. Cette figure est liée à « l’inquiétant souvenir d’une femme en vert » qui, à l ‘école maternelle, terrorisait les enfants : « Nul doute que j’ai été l’un de ces enfants transportés par la femme en vert le long d’un interminable couloir » (p. 15). Cette figure se diffracte en une multiplicité de personnages : une amie, une femme fantasque rencontrée par hasard, la femme qui a volé l’amour de jeunesse d’une autre, ou cette amie d’enfance qui a épousé le père de la narratrice… autant de « femmes en vert ». « Le vert ne saurait être fatalement la couleur de la méchanceté, mais qui peut nier que la méchanceté aime tout particulièrement s’orner de toutes sortes de verts ? » (p.16)
Finalement la dernière femme en vert se révèle être la propre mère de la narratrice. « Comme il est curieux , après qu’on a côtoyé sa propre mère pendant une quarantaine d’années, après qu’on s’est heurté à elle sur toutes sortes de questions mais le plus souvent et violemment au sujet de l’inertie, de la tristesse, de la mortelle pauvreté de son existence à elle dont il nous semblait, sans doute à tort, qu’elle enténébrait et dépersonnalisait la nôtre, comme il est curieux que cette femme qu’on ne supportait plus de connaître aussi bien tout d’un coup se métamorphose d’elle-même en femme verte et en devienne une des figures les plus troublantes, les plus étrangères. » (p. 63-64).
Après une tentative (ratée) de renouer les liens avec sa mère partie faire sa vie ailleurs, le constat sera amer : « Ma mère est une femme en vert, intouchable, décevante, métamorphosable à l’infini, très froide et sachant, par la volonté, devenir très belle, sachant aussi ne pas le désirer. Ma mère, Rocco et Bella, où en sont-ils à présent ? Je n’écrirai pas, eux non plus, jusqu’au jour où, peut-être, une lettre m’arrivera d’un lieu inconnu, accompagnée de photos d’inconnus qui se trouveront être mes proches à divers degrés - lettre dont, même si elle est signée « Maman », je contesterai l’authenticité, puis que j’enfouirai quelque part où elle ne sera pas dénichée. » (p. 72)
Derrière ces paroles un peu dures faut-il entendre l’écho d’un blessure d’enfance pas totalement refermée ? Blessure que l’auteur cherche peut-être à soigner dans l’écriture ? La violence, notamment celle qui se joue dans les relations familiales, n‘est-elle pas un thème très présent dans tous ses livres ?
« On croit savoir Marie Ndiaye peu portée aux confidences » relève le journaliste Thierry Cécille. Dans l’interview récemment accordée à Télérama, à la question posée : « Vous souvenez-vous de la première envie d’écrire ? » elle répond : « - Non je ne m’en souviens pas, c’est vraiment trop lointain, je dirais volontiers que j’ai cette envie depuis toujours. ». Un peu plus loin, au cours de l‘entretien, elle lève un coin de voile sur le climat familial de son enfance : « J'ai grandi dans la banlieue parisienne des années 70, un monde absolument conventionnel et homogène, disons la frange la plus populaire de la classe moyenne. La grande cité de Fresnes doit être aujourd'hui très différente, mais, à l'époque, il y a trente-cinq ans, nous formions, ma mère, mon frère et moi, un type de famille assez inhabituel. Nous étions les deux seuls enfants dont les parents étaient divorcés, ce qui paraît incroyable aujourd'hui. De plus, évidemment, notre père absent était africain. Tout cela fait que je me suis sentie sans doute, non pas étrangère, ce serait un mot trop fort, mais décalée. Différente. Et ce, bien plus que j'en avais conscience, car objectivement ce n'est pas quelque chose qui me gênait. J'étais une fillette très présente, très sociable, mais, sans que je me rende compte, j'ai dû ressentir cette impression de léger écart. »
Le ton irénique de cette description tranche quelque peu avec le portrait que, dans « Autoportrait en vert », la narratrice fait de sa mère… et de sa relation conflictuelle avec ses deux soeurs perdues dans leur appartement de banlieue et leur vie grise ? Au fait, ces deux sœurs »ont-elles une existence réelle ou fictive ? Ne font-elles pas partie de ces « femmes en vert », découpant en arrière-plan leur silhouette équivoque ?
« Il me faut, pour traverser calmement ces moments d’hébétude, d’ennui profond, de langueur désemparante, me rappeler qu’elles ornent mes pensées, ma vie souterraine, qu’elles sont là, à la fois être réels et figures littéraires sans lesquelles l’âpreté de l’existence me semble racler peau et chair jusqu’à l’os. »
C’est le propre des livres de Marie N. d’osciller sans cesse entre réalité et fiction, d’amener en douceur son lecteur à « décrocher » et à se retrouver dans une réalité « décalée », comme dans un flou photographique. Ce décrochage survient à plusieurs reprises dans le texte de son « Autoportrait ». Comme pour nous rappeler que la trame de nos vies est traversée de moments où nous nous sentons comme étrangers à notre propre existence. C’est quand la vie nous broie et nous déchire que nous éprouvons le plus intensément cette étrangeté. Nous flottons alors entre rêve et réalité. Au point que nous ne savons plus si c’est notre vie ou celle d’un autre. Comme dans un « flou »… Serait-ce le propre des adultes d’être voués au supplice de la perplexité ?
En fin de compte, nous en apprenons plus sur la vie de Marie Ndiaye dans son « Autoportrait en vert » que dans l’interwiew où elle parle de son enfance. Mais sans que l’on puisse percer son secret, cette part d’énigme qui l’habite et qui toujours nous échappe. Un peu comme cette chose noire, étrange, cette « forme sombre, mouvante, nerveuse » que les habitants du village ont cru voir dans la cour de l’école et qui se sauve sans que l’on sache vraiment de quoi il s’agit. Il n’y a que les enfants qui l’ont vraiment vue, mais sans être capables de la nommer :
« Les enfants me demandent si je l’ai vu, si je peux leur donner le nom de ce que j’ai vu. Ils tournent vers moi leurs petites figures ensorcelées. Certains ont l’air repus, fatigués, comme les lionceaux après le festin.
- Il faut rentrer à la maison, dis-je en frissonnant. Non, je ne sais pas comment ça s’appelle. Je crois, dis-je, que ça n’a pas de nom dans notre langue. »
Eprouver la fragilité de nos certitudes, assumer l’imprédictible de l’existence, affronter l’obscur, l’innommable et l‘indéchiffrable de notre monde…
Il y a, comme dans toute existence, une part d’énigme dans la vie de Marie Ndiaye, mais c’est sans doute ce qui fait de cette figure frêle et douce une « femme puissante » , si profondément humaine et attachante.
« Il y a plus de chemins et d’horizons dans le tremblement et la fragilité que dans la toute-force… Puissance est Relation. C‘est dire que toute-puissance se trouve du côté de la vie, des plénitudes de la beauté» (Edouard Glissant).