Eclats de mots
"En chacun de nous se joue le destin de l'humanité " (Raimon Pannikar)
Cette petite phrase du théologien indo-catalan est apparue il y a quelques jours sur l'écran de mon téléviseur au gré d'une émission dont le titre m'a échappé. La phrase, elle s'est installée dans ma tête. Et comme un aimant elle s'est mise à attirer d'autres paroles, recueillies ces derniers temps, et qui depuis tournent et s'enroulent dans mon esprit... Pour quelle raison, je ne saurais le dire... Ou plutôt si ! Chacune d'elle est une perle, un éclat, dont le reflet témoigne de l'effort que font les poètes pour dissiper les ténèbres qui entourent l'énigme de notre "être-au-monde"...
"Nous sommes des individus confrontés à une totalité-monde dont nous recevons des stimulations. L'expérience est plus intéressante qu'une transmission de vérité " (Patrick Chamoiseau)
Phrase entendue dans une interwiew de l'écrivain trouvée sur Internet où il parle de la diversité des langues et de la disparition de certaines d'entre elles : "Le problème c'est de faire en sorte que nos enfants disposent d'un imaginaire multilingue, c'est-à-dire qu'ils aient le désir imaginant de toutes les langues du monde, et si nous parvenons à cela, nous sommes sauvés !"
"Le ciel est un très-grand homme" (Charles Baudelaire citant Emanuel Swedenborg)
J'ai trouvé cette parole dans le petit ouvrage de Pierre Michon, "Corps du roi"; il en a fait le titre de son dernier texte où il évoque la disparition de sa mère et la place que la poésie - à travers deux textes majeurs : la "Ballade des pendus" de François Villon et "Booz endormi" de Victor Hugo - peut tenir face à des événements tels que la mort d'une mère ou la naissance d'une fille. Il faut dire que Pierre Michon a eu une destinée singulière, devenu écrivain à 37 ans et père d'une fille à 53 ans. "Corps du roi" est un petit livre étonnant - étonnament autobiographique - où Michon évoque le "roi" Beckett (à partir de la photographie prise en 1951 par Lutfi Ozkok), Flaubert, Ibn Mangli, et enfin William Faulkner (là aussi à partir d'une photo de James R. Coffield de 1931). Il faut lire la présentation que Jean-Baptiste Harang fait de Michon sur Remue.net.
"L'enfant relie tout, comme le poète." (Malcolm de Chazal)
Parole tirée de "Sens unique", un petit livre que le poète mauricien a publié en 1974. Malcolm de Chazal a cherché à allier philosophie, poésie et science pour créer une cosmogonie où l'intelligence se fait par la connaissance de l'extra-visible. Il était particulièrement attentif aux corrélations universelles au sein desquelles s'échafaude une expérience entre les sens. Sa vocation de poète est née le jour où se promenant dans un bosquet de fleurs, il vit "pour la première fois une fleur d'azalée" le "regarder"... Alors "Sens- plastique", son premier recueil d’aphorismes était né. Les fulgurances que recelait ce livre révélaient alors un regard neuf, fait de correspondances à la fois étranges et saisissantes sur la vie, le monde, l’amour, la foi, la nature, Dieu, l’univers...
Pourquoi ai-je été attiré par cet opuscule de Malcolm de Chazal ? A cause de son titre :"Sens unique", le même que celui d'un petit ouvrage de Walter Benjamin. Un ouvrage composé d'aphorismes, de fragments, de vignettes où tout s'interpénètre et se répond dans un jeu subtil de correspondances et d'analogies, et qui propose, lui aussi, un choc émotionnel, une expérience philosophique et poétique radicale... Certains commentateurs le considère comme le sommet de l'oeuvre littéraire de W. Benjamin et probablement l'un des plus grands livres de l'entre-deux-guerres.
"C'est un homme qui bouscule la terre en avançant" (Charles-Albert Cingria)
J'ai cueilli cette parole dans le très beau livre de Jacques Réda intitulé "Le bitume est exquis" et qui est consacré à l'oeuvre et au cheminement littéraire d'un auteur inclassable, suisse de naissance, resté hélas trop méconnu, et dont le nom lui-même est un poème : Charles-Albert Cingria (1883-1954).
"Je ne suis pas un nom, il n'y a que la vie qui m'intéresse"... "
« Mon âge : douze ans et demi et trente-six mille ans. Mes origines : le paradis terrestre. »
Amoureux de la vie, animé d'une foi en l'homme inébranlable, Cingria a laissé une oeuvre prolixe et exubérante, sur des sujets de la plus haute érudition (sur la musique, Pétarque, le Moyen-Age et la civilisation de St Gall, etc.), mais aussi - au fil de ses infatigables pérégrinations à vélo sur les routes de France et de Suisse - sur une foule de sujets inattendus, sur tout, sur rien... et toujours dans une langue qui allie souplesse et fermeté, justesse et fantaisie, acuité et énergie...
"Cingria est un formidable moteur à explosion, un baroque, un amoureux éruptif de la langue dans la mesure où il lui découvre comme un pouvoir infini : celui de nommer bien sûr, mais plus encore d’habiter le monde et d’y percevoir des échos et des sonorités, une trame, des coloris à chaque fois inédits." (Patrick Kechichian, voir ici)