Les INDES (1) : Eric Orsenna

Publié le par MiJak

« L’imagination crée à l’homme des Indes toujours suscitées, que l’homme dispute au monde »
 

 

(Edouard Glissant, Les Indes : Chant premier, l’Appel)

 


lentreprise-indes-erik-orsenna-L-3.jpegJ'ai terminé ces jours derniers la lecture du dernier ouvrage d’Eric Orsenna,

« L’Entreprise des Indes » (Stock/Fayard, 2010).


A vrai dire, la décision de le lire m’était venue en octobre dernier alors que nous survolions l’Atlantique dans l’avion qui nous emmenait de Madrid à Quito pour un périple en Equateur

 

Je commençai à tracer les premières lignes de mon carnet de voyage. Je me surpris alors en train de me livrer à une double anamnèse. Trois ans plus tôt, en effet, ce voyage avait été précédé par une autre traversée, de Paris à Fort-de-France. Chacune de ces deux traversées « aériennes » renvoyant à d’autres traversées,  anciennes et maritimes, gravées dans la mémoire collective du Tout-Monde :

 

« Il y a trois ans, nous volions vers les Antilles, M. et moi, au départ de la France. Dans ce « retour au pays natal » s’imposait à moi le souvenir de la traversée du gouffre accomplie par les navires négriers, avec leur cargaison d’hommes, de femmes, d’enfants arrachés à la terre d’Afrique. Ce rapt – ce viol collectif, cet abîme de déshumanisation – que fut l’entreprise esclavagiste n’eût pas existé sans un premier viol,  cette  prédation fondatrice que fut la conquête du continent américain. Et pourtant, celle-ci avait commencé dans l’enthousiasme de l’aventure Colombienne, dans l’euphorie de l’Entreprise des Indes (Tiens ! Il me faudra lire le dernier livre d’Eric Orsenna). Entreprise dont le souvenir s’impose à nous qui reprenons aujourd’hui par la voie aérienne la route de la « conquista » qui nous mène d’Espagne jusqu’aux terres de l’ancien Empire Inca… ».

 

(extrait de mon carnet de voyage)


 

« L’Entreprise des Indes »

 

l_entreprise_des_indes.jpgLa formule résume le projet fou de Christophe Colomb, ce projet qui le hantait depuis son adolescence. Gagner les Indes (Le Japon, et la Chine) en traversant l’Océan vers l’Ouest, à rebours de la traditionnelle « Route de la soie » qui partait vers l’est, par voie terrestre.


Mais pourquoi une telle entreprise, née du désir de découvrir, animée par une intense fièvre de savoir, s’est-elle muée en une folie meurtrière condamnant des peuples entiers du continent sud-américain à une servitude cruelle et horrible ? Telle est la question centrale qui sous-tend le livre d’Orsenna, à laquelle il s'efforce d'apporter une réponse.

 

L’originalité d’Orsenna c’est qu’au lieu d’interroger le principal protagoniste de l’Entreprise, Christophe Colomb, il choisit de donner la parole à son jeune frère, Bartolomé.

 

Sur la fin de sa vie, celui-ci est taraudé par une question obsédante, provoquée par un vigoureux sermon du dominicain Montesinos : 

« Pourquoi maintenez-vous ces indiens dans une servitude si cruelle ? Pourquoi menez-vous des guerres si détestables à ces peuples paisibles ? Pourquoi les tuez-vous en exigeant d’eux un travail auquel nul de vous ne survivrait ? Pourquoi ne les tenez-vous pas pour des hommes, eux que Dieu a pourvus d’une âme tout comme vous ?...»


Tous ces « pourquoi» poussent Bartolomé à faire  retour intime sur le passé. Il ne veut pas quitter cette terre, agrandie par son frère, sans avoir essayé de comprendre. Il s’agit plutôt d’une tentative de remonter une rivière à sa source :  

« Les bateaux ne partent que des ports, ils s’en vont poussés par un rêve…/… Etant son frère, celui qui seul le connait depuis le début de ses jours, j’ai vu naître son idée et grandir sa fièvre. C’est cette naissance, c’est sa folie, que je vais raconter. Peut-être le germe de notre cruauté future se trouvait-il déjà dans cette fièvre de savoir ? »

 


lisbonne-16eme-siecle.jpgLe récit de Bartolomé nous entraîne donc à Lisbonne. C’est là qu’étant jeune, il exerçait le métier de cartographe. Suite à un naufrage, Christophe le rejoindra. Et c’est là que durant 8 ans, les deux frères vont travailler ensemble.

 

La plus grande partie du livre se passe donc dans la capitale portugaise, dans le dédale de ses ruelles grouillantes de vie. Dans ce port qui s'ouvrait à de nouveaux horizons, les cartographes prêtaient une oreille attentive aux récits des marins et des capitaines, afin de dessiner avec toujours plus de précision les cartes maritimes qui devaient servir à ouvrir les routes de la première mondialisation.

 

On y croise donc une galerie de personnages hauts en couleur. Au fil des pages, se dévoilent au lecteur les préparatifs et les secrets qui ont préludé à l’entreprise colombienne… Le récit est servi par l’écriture alerte et brillante d’Eric Orsenna. On lit donc ce livre avec délectation !


Toutefois, la fin du livre réserve une surprise. Car à la question posée au départ, la seule réponse trouvée par Bartolomé surgit au détour d’une page : la découverte d’un « caillou jaune gros comme le poing » dans le lit d’une rivière. L’OR ! La dérive de l’entreprise colombienne serait donc entièrement imputable à « la tyrannie mortifère de l’or ». Je n'ai pu m'empêcher de penser, à trois siècles d'intervalle, à Blaise Cendrars et  à la "merveilleuse histoire du général Johann August Suter" ! C’est l’or qui aurait changé ces humains avides de découverte en animaux frénétiques, aveuglés par leur rage de posséder. Pour Colomb, au contraire, le précieux métal n’était rien d’autre qu’un signe de la bénédiction divine accordée à son entreprise...en lui permettant de financer de nouvelles expéditions.


Explication dérisoire ! Le lecteur risque de refermer le livre, déçu, à moins que… A moins qu’il ne s’agisse d’une astuce d’Orsenna pour piquer notre curiosité, et inciter le lecteur à chercher lui-même la réponse… Il semble bien qu’il suggère des pistes.

 

Par exemple, est-ce un hasard si le vendredi 3 août 1492, jour où les bateaux de Colomb ont largué les amarres dans le port espagnol de Palos, était précisément la date-limite imposée aux Juifs pour quitter le Royaume d’Espagne ?  La coïncidence des deux évènements n’est peut être pas que le fruit du hasard… Car, au fond, cette fermeture à l’autre, ce refus du différent (représenté par le juif), n’était-ce pas un cancer rongeant la société et condamnant d’avance une expédition placée sous le signe de l’ouverture au monde à se muer en entreprise mortifère ?

 

bartolome-de-las-casas-1.jpgEt encore : est-ce un hasard si c’est dans le même ordre religieux -les dominicains- que se trouveront d’un côté les défenseurs des Indiens (Montesinos et bientôt Bartolomé de Las Casas) et, de l’autre, les auteurs des pires crimes de l’Inquisition ?  Finalement, avant même la découverte de l’or dans les rivières du Nouveau-Monde, le ver était déjà dans le fruit !

 

Ce qui est en jeu, n’est-ce pas le rapport à la vérité et au mensonge ? Ce que semble suggérer l’apostrophe finale que Bartolomé adresse, par-delà la mort, à son frère :


« … Christophe, Christophe, n’est-ce pas la loi de la Découverte, d’être dérouté par ce qu’on découvre ? Christophe, Christophe, ne crois-tu pas qu’il faut s’évader de la prison du Vrai pour agrandir la Vérité ? Si tu n’avais pas menti, et d’abord à toi-même, aurais-tu osé t’embarquer si loin vers l’ouest ? …»


Un livre à lire, donc, et qui donne à penser. Cependant, je reste un peu déçu de n’avoir pas trouvé à la fin du livre dans la bibliographie d’Eric Orsenna (certes sélective et volontairement réduite) une référence à l’ouvrage d’Edouard Glissant, Les Indes.

fresqueesclavage.jpg

 

Ce lumineux et long poème s'inspire du Journal de Christophe Colomb. Mais ici, c'est le cauchemar de la traite qui fournit le motif de ces six chants douloureux par lesquels Glissant édifie le puissant mémorial du crime colonial en même temps qu'il s'efforce de saisir le migrant-nu, l'esclave déporté dans la fondation qui a suivi le gouffre primordial.

 

Le texte, publié en 1956 a été ré-édité en 2005 accompagné de sa traduction en créole par Rodolf Etienne (Ed. Serpent à Plumes).


Le poète du Tout-Monde propose une relecture personnelle de l’évènement exploré dans toutes ses dimensions (rapports entre le nouvel arrivant et les Indiens, l’exploitation économique du Nouveau Monde, son peuplement et celui des îles avec la traite négrière) en le replaçant dans la perspective d’une « poétique du divers ». Je me propose d’y revenir un de ces jours prochains.

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