Abdourahman Waberi, poète du retour et passeur d'espoir

Publié le par MiJak

Passage-des-larmes_Abdourahman-Waberi_0.jpgDébut novembre, à Lyon, j’ai eu la chance de rencontrer Abdourahman Waberi, écrivain originaire de Djibouti . Il participait à un débat sur la francophonie en compagnie, entre autres, de l’écrivain haïtien Gary Victor. Dès notre premier contact, j’ai été  frappé par la gentillesse de cet homme chaleureux et pétillant d’intelligence. Après avoir vécu des années en Normandie où il enseignait l’anglais, il a désormais repris une existence nomade partagée entre Berlin, Paris, Rome et Boston où il enseigne la littérature. Cette rencontre m’a évidemment donné envie de lire son dernier livre « Passage des larmes », publié en septembre 2009 aux éditions Jean-Claude Lattès.


Dans un précédent livre, "Aux Etats-Unis d'Afrique", l'auteur envisageait ce que signifierait un renversement de l'ordre du monde actuel...
 Dans ce roman, Abdourhaman Waberi interroge à nouveau la complexité du monde contemporain à l’heure de la mondialisation. Mais il le fait à partir d'un « confetti du monde», selon le mot qu’il utilise volontiers lui-même pour désigner sa patrie d’origine : DJIBOUTI.
Le titre renvoie au détroit de Bab el-Mandeb – littéralement la « porte des larmes » en arabe –, qui sépare la péninsule arabique (la côte yéménite) et l’Afrique (la côte de Djibouti) et relie la mer Rouge au golfe d’Aden dans l’océan Indien. Ce titre est aussi une allusion subtile au « Livre des passages » de Walter Benjamin. L’itinéraire du philosophe juif, contraint à l’exil par les nazis et fuyant dans la France de Vichy sert de référent mythique à ce récit où il est question d’exil et de retour au pays natal (il y a du Césaire au début du livre !), de la mémoire et du temps, des origines et des identités meurtries…


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   Djibouti-Ville-1

Le roman est construit à partir de trois voix :
Celle de Djibril, d’abord. Employé par une agence de renseignement de Montréal, il retourne pour une mission de quelques jours à Djibouti, son pays natal qu’il a quitté depuis de longues années. Ce petit pays de la corne de l’Afrique est devenu un enjeu géostratégique majeur que se disputent  les  puissances occidentales (France, Etats-Unis et leurs alliés) et  les extrémistes musulmans. Djibril n’a que faire de leurs querelles mais il se sent trahi par ce pays né, comme lui, un 17 juin 1977, jour de l’Indépendance. Alors que son enquête piétine, les blessures du passé s’ouvrent, les fantômes des siens viennent le hanter.
La seconde voix est celle de Djamal, le frère jumeau de Djibril. Membre d’un mouvement islamiste, il est enfermé dans une prison sur les îlots du Diable, au large de Djibouti, en compagnie de son Maître aveugle dont il est devenu le scribe. Il a appris le retour de son frère et, grâce aux informateurs de leur mouvement, il le suit en pensée où qu’il aille, l’interpelle, ne le laisse pas en paix. Mais tandis que sous la dictée de son Maître, il écrit sur un vieux parchemin déterré du sol de son cachot, une nouvelle voix s’invite : celle du philosophe juif Walter Benjamin grâce au récit écrit par un de ses anciens compagnons de captivité. Son récit, « le livre de Ben », surgi du palimpseste, ressuscite la figure mythique du penseur juif, depuis ses débuts à Berlin jusqu‘à ses derniers moments tragiques : sa fuite dans les montagnes des Pyrénées orientales pour échapper à l’oppression nazie, et son suicide dans le village de Port-Bou, en mai 1940. La dernière lettre de Walter Benjamin clôt d’ailleurs le roman. La découverte inattendue de cet itinéraire singulier et de cette pensée hors du commun ébranle peu à peu les certitudes du jeune extrémiste musulman, sans toutefois éteindre la flamme de son ressentiment  envers son frère aîné.
Curieusement la figure de Benjamin hante aussi l’imaginaire de Djibril. En effet, il a été initié aux écrits et à la pensée du philosophe berlinois par sa compagne québécoise.
De sorte que les deux frères « ennemis », séparés inexorablement par le « Passage des Larmes », sont reliés sans le savoir par un fil invisible qui n‘est autre que Benjamin, l’auteur du « Livre des Passages » !

Ilots du diableUn commentaire, trouvé sur le site de « Dakar Times », résume de manière éclairante l‘enjeu de ce livre :

« Il y a dans cette confrontation de deux frères quelque chose de primitif, de brutal, digne de l’Ancien testament (Abel et Caïn revisité ?), apaisé seulement par la voix de Walter Benjamin dont les paroles s’interposent entre les récits à la première personne des deux frères, entre leurs deux logiques. En faisant entrevoir la beauté du monde, en rappelant les valeurs humanistes, Le Livre de Ben (Ben pour Walter Benjamin) apaise non pas la haine des protagonistes, mais la vision que nous les lecteurs avons de notre monde déchiré entre la logique du capitalisme et celle de l’intégrisme religieux. »

Un très beau livre qui interroge de façon subtile et intelligente nos représentations toujours tentées par le manichéisme et nos habitudes de pensée teintées de fatalisme.


Walter-benjamin.jpgIl m'a donné envie de m'intéresser aux écrits et à la pensée de Walter Benjamin, ce philosophe que je connais très peu.  Dans la collection "Philo-philosophes" chez Ellipses, un volume lui est consacré, écrit par Gérard Raulet. Je m'y suis plongé. Entrer dans la pensée de Benjamin est une tâche ardue !
J'ai trouvé des réflexions intéressantes et profondes.
Entre autres à propos du langage :

"Toute vérité a sa demeure dans la langue". "Le langage est ce par quoi l'homme participe à la plus haute essence spirituelle"..."Le langage est le milieu où les choses se rencontrent... dans leurs essences les plus fugitives et les plus subtiles, dans leurs parfums même, et entrent en relation les unes avec les autres."

Sa pensée est complexe, mais son projet d'une philosophie de l'histoire est cohérent. Ce n’est pas pour rien que Waberi convoque la figure de Walter Benjamin…
Je pense ici au passage repris par Waberi, extrait des "Thèses sur la philosophie de l'histoire", à propos du fameux tableau de Paul Klee : "Angelus Novus" :

klee-angelus-novus.GIFIl existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus Novus.
Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé.
Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées.
Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé.
Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds.
Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer.
Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines.
Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.




Le message de Benjamin reste d'actualité dans les secousses que traverse notre monde actuel. En contestant radicalement le concept de progrès, Benjamin visait à interrompre le conformisme de la croyance en la continuité d’une évolution apparemment fatale. Sa pensée, hantée par les catastrophes de son temps,  pourrait être aujourd’hui encore un précieux stimulant pour bousculer notre apathie. Il voulait réveiller la « force messianique » qui, selon lui, est à l’œuvre dans chaque génération et lui permet de percevoir l’appel de générations passées, d’attentes de bonheur  nécessairement inaccomplies ? «  En vérité, il n‘existe pas un seul instant qui ne porte en soi sa chance révolutionnaire« , écrivait-il. Beau message d’espoir ! Abdourahman s'en est fait le "passeur"....
Repenser le rapport entre le passé et le présent a été un des axes majeurs du travail philosophique de Benjamin. Cette question est également au centre du livre d'Abdourahman Waberi. Il semble nous dire qu'on ne revient pas impunément  sur les traces de son passé; on ne foule pas sans dommage les territoires de son enfance... Et pourtant, le retour au pays natal (réel ou rêvé) n'est-il pas un passage obligé pour qui veut vivre en homme ? Car qu'est-ce que la vie sinon cette
recherche, sans cesse recommencée, d'un semblant d'équilibre entre « un monde toujours désiré, et un autre toujours perdu ».  C'est peut-être ce que signifient les citations que Waberi a mis en-tête de son roman :

« La route vers la maison est plus belle
que la maison elle-même. »
(Mahmoud Darwich)

« Chacun effectuera avec son âme, telle l'hirondelle
avant l'orage, son vol indescriptible. »
(Ossip Mandelstam)


Dans la vidéo ci-dessous, Abdourahman parle de son livre "Passage des larmes




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