Tomas Tranströmer et Joë Bousquet, le déchiffreur de silence

Publié le par MiJak

Tomas_Transtromer-2001.jpgJe relis a nouveau ce poème de Tomas Tranströmer :

 

"A deux heures du matin : clair de lune. Le train s’est arrêté
au milieu de la plaine. Au loin, les points de lumière d’une ville
qui scintillent froidement aux confins du regard.


C’est comme quand un homme va si loin dans le rêve
qu’il n’arrive à se souvenir qu’il y a demeuré
lorsqu’il retourne dans sa chambre.


                                          Et comme quand quelqu’un va si loin dans la maladie
                                          que l’essence des jours se mue en étincelles, essaim
                                          insignifiant et froid aux confins du regard .../..."

 

 

Je ne peux m’empêcher de penser à la trajectoire de ce poète touché par la maladie et dont l’esprit est resté intact, d’une lucidité et d’une clarté capable de trouer les murs opaques de la réalité, libre comme un oiseau qui se laisse porter par le mouvement même de la lumière…


Alors, derrière le suédois, le visage d’un autre poète, français celui-là, surgit et se superpose à celui de Tomas Tranströmer. Il s’agit de  Joe BOUSQUET. Je trouve en effet qu'il y a entre les deux hommes une étonnante parenté – physique, poétique, spirituelle …



Joe-Bousquet.jpg

 

Selon les mots de Jean Mambrino :


« Bousquet, l’un des poètes irremplaçables de ce temps, est un inspiré de l’ombre. Frappé d’une balle à la moelle épinière, le 27 mai 1918, dans sa vingtième année, il passa son existence au fond d’une chambre de Carcassonne, derrière des volets fermés. Il réinventa le monde et la vie, à travers la douleur de son corps paralysé, en compagnie de ses amis, les philosophes, les poètes et les mystiques, et par instants la grâce d’un visage féminin. Il mourut à cinquante-trois ans. »

(Lire comme on se souvient, Phébus, 2000, p. 59)

 

                                                                                                  Joë Bousquet par Denise Bellon en 1947,

                                                                                                  collection du Centre J. Bousquet de Carcassonne  

 

 

 

 

Parlant d’un roman de Joe Bousquet, Le roi du sel, Mambrino commente :  


« Jamais ne fut mieux manifesté que la poésie n’est pas un ornement artificiel, extravagant ou suranné, mais la véritable respiration de la vie, proche des choses familières, et en même temps très haute méditation, sagesse immémoriale, formule inscrite en énigme qui ouvre à chacun les portes de sa destinée. On découvre ici le pouvoir du langage, l’autorité avec laquelle il montre que le vraisemblable est le féérique, et que celui-ci surgit de la plus humble réalité. » (id. p. 60).



Devenu  nomade de soi-même, voyageur immobile, Joe Bousquet fut un déchiffreur de silence, brodant du fond de sa douleur de surprenantes métaphores, parsemant ses écrits d’un frisson d’images :

 
 « Et l'étoile c'est la nuit qui monte à son tour.
La goutte bleue de l'abîme enveloppe la mer. »



« Le corps est le firmament de tout le réel imaginable. Nous sommes la carte de ce firmament ranimée dans le coin où on l’a mise. Il y a plus. »



" L’oiseau sans ailes
La lumière se réfléchit dans ses yeux, mais il n'est
pas encore jour. Tu t'es levé trop tôt ; et te voilà.
Ta rue, le matin, ta maison et toi ; mais ce n'était
pas ton regard si cette ville qu'il a tirée du brouillard ne t'a pas recouvert."


 
"Douze cloches d'argent ont sonné sur les eaux
pour le cheval de feuilles et l'oiseau prie-misère
et l'aiguille de nier, douze cloches de fer sonneront aux écluses pour faire place au jour plein de feuilles cueillies,
sonnent pour défleurir sa pâleur de gisant aux paupières scellées.
Les convois aux péniches de jour, ont dormi sous
la neige. Il ne passerait que des heures, avec leurs
boutons d'or, leurs épines de mai et Rose-au-loin,
la fille rose qui t'effaçait pour t'apparaître.
Cueille la fleur qu'on ne voit pas, la plus fidèle
qu'une étoile. Emporte-la sans être vu.
L'oiseau-cerise est de retour, cheval volant, souliers de terre."




OBJ2026093_1.jpgDe passage cet été dans le petit village de Lagrasse (Aude), nous avons visité l’abbaye et fait une halte au bistrot-librairie qui y a élu domicile. Avant de boire un verre sur la terrasse ombragée, j’avais pu feuilleter quelques-uns des ouvrages de Joe Bousquet, l’enfant du pays, et découvrir un dépliant présentant la « Maison des mémoires » de Carcassonne.

 

C’est dans cette maison, située au 53, Rue de Verdun que vécut le poète. La chambre de Joe Bousquet y est demeurée intacte depuis sa mort et on peut la visiter.  La Maison des Mémoires abrite une exposition permanente ainsi que le Centre "Joë Bousquet et son temps". Ce dernier organise de nombreuses manifestations autour de l'œuvre du poète.

 

 

Chambre-joe-bousquet.jpg

 

Je me suis promis de revenir l’an prochain et de faire le détour par Carcassonne et la Maison des mémoires. Respirer le parfum de ce lieu qui fut tout à la fois sa coquille et son hôte, son jardin des Oliviers et le cénacle de ses combats, vaisseau immobile où il naviguait sans relâche sur l'océan infini du langage…

 

Comme les mots de Tomas Tranströmer (poème cité plus haut) sont bien « accordés » à Joe Bousquet ! : il est allé si loin dans la douleur que pour lui « l’essence des jours » s’est mué « en étincelles ».

 

 

 

 

En voici quelques-unes de ces étincelles-vérités de vie qu'il nous a léguées :


« Mon corps est mon église ; j'en ai fait mon cheval ».


 « La certitude à communiquer : que nous ne faisons pas notre vie et que notre vie nous fait ».


« La vie est vérité. Traversée jamais achevée au terme de laquelle on reçoit son être véritable. »


« La poésie est le salut de ce qu'il y a de plus perdu dans le monde. »

( Joe Bousquet, Papillon de Neige)

 

Et en écho ce poème de Tomas Tranströmer :

 

Voyez cet arbre gris. Le ciel a pénétré
par ses fibres jusque dans le sol -
il ne reste qu'un nuage ridé quand
la terre a fini de boire. L'espace dérobé
se tord dans les tresses des racines, s'entortille
en verdure. - De courts instants
de liberté viennent éclore dans nos corps, tourbillonnent
dans le sang des Parques et plus loin encore.


(Tomas Tranströmer, Baltiques, poésie / Gallimard, p. 3)






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